Auteur : Emilio Lledó
Titre : Le Sillon du temps – Méditations sur le mythe platonicien de l’écriture et la mémoire
Genre : essai (philosophie)
Traduit de l’espagnol (Espagne) par Vincent Ozanam
Parution : 25 février 2020
ISBN : 979-10-94791-24-0 (broché)
Prix : 18 € (broché)
La mémoire et l’oubli sont nés ensemble dans la culture grecque. Se souvenir et oublier, vivre et périr, cette opposition nécessaire et constante a marqué toute la littérature. La mémoire a constitué un immense espace d’expérience, d’exemple, d’apprentissage et, bien entendu, de leçons. L’oubli, au contraire, a signifié quelque chose ressemblant à la mort.
Dans une perspective volontairement très simple pour des problèmes si ardus et complexes, ce livre traite de la mémoire, de l’oubli, de la conscience, du temps. Il n’ambitionne qu’à signaler quelques questions apparues en dialoguant avec l’imprescriptible et riche mémoire des textes.
À partir d’un commentaire précis et détaillé du célèbre passage du Phèdre de Platon sur l’invention des lettres, Emilio Lledó propose une réflexion originale et profonde autour de l’écriture, de la lecture et du rôle de la mémoire dans la constitution de la personne, invitant, sur un mode socratique, au temps lent du dialogue avec les textes et avec soi-même.
Ancré et impliqué dans la réalité de son époque, le travail continu sur l’interprétation des textes antiques qu’a mené Emilio Lledó, né à Séville en 1927, fait de ce penseur et pédagogue une référence intellectuelle et morale reconnue dans le monde hispanique. Le Sillon du temps est son deuxième ouvrage publié en français, après Une sagesse du corps, de la joie et de l’amitié – Lecture d’Épicure (Solanhets, 2017).
Extraits
La connaissance permet de prendre conscience de notre expérience naturelle et de l’élargir en étendant, par la réflexion, son territoire exigu et clos. La mémoire permet de recouvrer, à partir de notre mêmeté instantanée, les autres instants qui, perdus pour l’expérience immédiate des sens, demeurent, par l’action de cette même expérience corporelle, dans la « chair » de la mémoire. Les lettres, instrument de la mémoire, arrachent au temps immédiat l’expérience même de toute limitation, la situant, de la sorte, dans un nouvel espace, de l’autre côté de la subjectivité. Ainsi, le langage écrit affranchit sa significativité de toute forme d’articulation « phonétique », autrement dit de toute forme de conditionnement au présent éphémère.
(…)
Mais qu’est-ce que comprendre un langage dont la vérité n’a pas, en lui, de fondement ? À quelle vérité pouvons-nous aspirer dans la lecture ? Qu’est-ce que comprendre un langage dont la possibilité de contrôle ne se trouve pas à l’extérieur de lui-même – dans le monde réel auquel se réfère, en principe, toute forme originelle de langage ? Qu’est-ce que comprendre un texte fait de mots se référant à des mots et dans un langage où le lecteur est aussi, en un certain sens, texte lui-même ? Car, de fait, notre esprit est nourri de mots semblables à ceux du texte écrit et qui tendent un pont singulier entre ce qui est dit dans le texte et ce que nous disent, préalablement, nos propres mots à nous-mêmes.
(…)
Les artifices créés par l’homme élargissent la sphère de son pouvoir sur le monde et les choses ; mais ils sont faits, aussi, à la mesure de l’homme, comme un univers « médiateur » entre la phýsis étrangère et l’autre phýsis, la nature humaine, laquelle atteint, précisément, son humanité par la création de ce monde intermédiaire où interfèrent les deux formes de nature, la sienne propre et l’étrangère. Cette interférence définit un espace de connaissance qui fait apparaître la frontière, toujours plus élargie, où s’établit la culture. Le nombre, l’astronomie, les jeux, les lettres, sont des espaces définis sur ce territoire où la nature humaine entame, véritablement, son processus d’humanisation. Et sur ce territoire se trouvent aussi les lettres. Pur artifice formel, fruit d’un long développement pour capturer le plus exactement possible le temps et la mémoire, les lettres vont finir par remplir un espace immense dans ce champ intermédiaire et médiateur. Leur domination va être si importante que, fréquemment, l’écriture oubliera l’origine, elle oubliera son mandat initial de servir de repère pour repérer le monde et commencera à être le signe d’elle-même.